« Je me suis engagé dans le Corps des Marines le 3 décembre 1942 à Marion, Alabama. À l’époque j’étais en première année à l’Institut Militaire de Marion. Mes parents et mon frère Edward avaient tenté de me convaincre de rester à l’université le plus longtemps possible pour obtenir une commission dans une branche technique de l’armée. Mais, poussé par un sentiment profond d’angoisse à l’idée que la guerre ne s’achève avant que je puisse être envoyé au combat, je voulais m’engager dans les Marines aussi vite que possible ».
Après la série HBO The Pacific qui m’a rétrospectivement autant plu que déçu, je me suis offert pour la modique somme de 5,84€ l’un des livres dont la série est tirée, les mémoires de guerre de Eugene B. Sledge, l’un des trois personnages principaux. C’est je crois celui que l’on voit le plus, et auquel je me suis le plus attaché ; peut-être parce que c’est le plus jeune des trois, le moins héroïque et le moins charismatique.
La grande faiblesse de The Pacific est qu’en fait, on ne comprend pas grand chose si on a pas une connaissance pointue du conflit. On connait éventuellement les noms de Guadalcanal ou Okinawa, mais pas plus. On ne comprend donc pas trop ce qui se passe entre Guadalcanal et Cape Gloucester, ni pour le break sur Pavuvu ou les combats atroces pour la prise de Peleliu et pire, Iwo Jima ou Okinawa. En cela on est finalement très proche des soldats qui étaient bringuebalés d’île en île sans réellement savoir où ils étaient ni le but réel de l’opération (qui dans le cas de Peleliu sera en prime assez critiquée, énormément de morts pour un objectif finalement secondaire après étude du schéma global).
Il y a aussi un côté vraiment trop typique d’une grosse production hollywoodienne : les personnages peuvent souvent sembler beaucoup trop héroïques et l’ennemi beaucoup trop inhumain. C’était probablement le cas, les Marines devant tout de même faire preuve d’une bonne dose de courage pour mener des batailles sur le papier impossibles à gagner, et les japonais faire preuve d’un fanatisme inimaginable pour être prêts à tout y compris se suicider si cela permet de tuer plus d’américains. Mais tout de même, le fait que le résultat soit visuellement excellent et très impressionnant accentue trop le contraste entre le gentil américain civilisé et martyrisé face au méchant japonais psychopathe monstrueux.
Le livre de Sledge apporte une vision beaucoup plus humaine à tout cela. Pas de mièvreries, pas de passages romantiques, pas d’interrogations pseudo philosophico-religieuses, simplement la vie et les souvenirs d’un Marine qui a survécu à deux des pires batailles ayant jamais eu lieu. « Sledgehammer » n’y va pas avec le dos de la cuiller sur certains détails sordides, insistant sur le fait qu’il est rare de lire un récit de guerre fait par des historiens et qui rende vraiment les détails du quotidien des soldats. Il ne cache pas le fait que lui et ses camarades de K/3/5 vivaient sur le front dans une absence totale d’hygiène, portant parfois plusieurs semaines d’affilée leurs chaussures et chaussettes sans même les enlever, ou qu’ils soient contraints de garder les mêmes vêtements durant ces mêmes durées, qu’ils soient trempés jusqu’aux os par la pluie ininterrompue d’Okinawa ou trempés par la sueur sous les 40° ambiants de Peleliu. Les âmes les plus sensibles auront peut-être un peu de mal avec les descriptions qu’il donne de la façon dont chacun évalue l’écoulement du temps en fonction de l’état de décomposition des cadavres de soldats japonais, la technique de l’ennemi consistant à blesser un soldat pour ensuite tuer le médecin et les brancardiers qui ne manquaient pas de suivre, ou plus simplement l’obligation de faire ses besoins dans une caisse de munition et de jeter le résultat un peu plus loin pour le mélanger à la boue et aux restes humains.
Mais le plus marquant reste certainement le sentiment de chance extraordinaire qu’a eut Sledge, ce que lui-même confirme à de nombreuses reprises. On sait bien évidemment qu’il a survécu, puisque l’on a son livre dans les mains ; mais il est parfois frappant de le voir nous expliquer noir sur blanc qu’à dix centimètres près une rafale de mitrailleuse le tuait sur le coup sur la plage de Peleliu, ou que si l’amorce de l’obus qui s’écrase dans la boue d’Okinawa à moins d’un mètre de lui avait fonctionnée, il ne resterait à peine qu’un dogtag pour identifier son corps… Cette chance insolente, tous les soldats en sont conscients, mais peu en bénéficient, et les vétérans ne prennent même plus la peine de sympathiser avec des remplaçants qui sont tués avant même que leur affectation à une unité soit notifiée à l’état major. Sur les 235 hommes de la compagnie qui débarquèrent à Peleliu, seuls 85 survécurent sans blessure. À Okinawa, le même nombre d’hommes débarquèrent, seuls 26 survécurent à la bataille. 250 remplaçants avaient été affectés à la compagnie durant les combats sur Okinawa. Sledge conclut le dernier chapitre des combats sur une estimation de son cas personnel : « Statistiquement, les unités d’infanterie [de la 1ère Division de Marine] ont souffert plus de 150% de pertes durant les deux campagnes. Les quelques hommes qui comme moi n’ont jamais été blessés peuvent affirmer qu’ils ont survécu aux abysses de la guerre comme des exceptions à la loi des probabilités ».
With The Old Breed est un livre à lire sur la Guerre du Pacifique. Non parce qu’il raconte la guerre vue par un héros, ou parce qu’il fournit des détails atroces sur des combats parmi les plus violents de l’histoire, mais parce qu’il raconte simplement, honnêtement et sans artifices ou enluminures, la vie d’un Marine sur le front, son quotidien entre la camaraderie, la joie, les petits plaisirs simples de la vie de soldat, et l’horreur, la mort, le désespoir et l’inhumanité qui frappe chaque homme placé dans ses conditions. Sledge ne raconte pas la guerre cinquante années plus tard penché sur des cartes, analysant les mouvements des armées, les stratégies des généraux ; il raconte la guerre maintenant, autour de lui, telle qu’il la vit.
Le livre n’est malheureusement pas traduit en français à ce jour, j’ai donc lu l’édition américaine chez Ballantine Books, trouvable pour moins de 6€ sur Amazon. Plus d’infos.
Mise à jour : depuis janvier 2019 il semble qu’une traduction française soit enfin disponible, sous le titre assez inepte mais j’imagine plus vendeur de Frères d’armes. À retrouver sur Amazon et dans toutes les bonnes librairies.