Un petit papier sérieux pour aborder d’une façon qui se veut originale ce sujet de débat auquel tout photographe est un jour confronté : le fameux droit à l’image.

Depuis que la boutique où elle travaille a été rachetée et qu’elle est sur la sellette, elle doit se battre chaque jour pour mérite son salaire. Ça serait tellement plus facile sans cette petite garce qui vise sa place… Elle se prend pour une déesse parce qu’elle a un BEP en poche, et fait aussi peu cas des vingt-cinq années d’expérience de Cécile que de son premier soutien-gorge − qu’elle n’a pas du étrenner avant ses seize ans, d’ailleurs. Mesquine revanche, se dit Cécile, qui a toujours été satisfaite de sa poitrine. C’est donc cette pimbêche complexée qui énerve prodigieusement Cécile, au point de la faire traverser cette rue pavée avec une démarche assurée, un air si résolu.

Stéphane est grand, un physique agréable à ses yeux, même s’il n’a jamais eu d’attentions particulières en ce qui concerne la mise-en-valeur de soi, considérant cela comme l’apanage des vaniteux. Mais quand il shoote, il prend un minimum de soin à se rendre présentable. Chemise blanche, pantalon léger et large en tissu sombre avec de grandes poches, même sur les genoux, pour les accessoires. Il ne porte pas de chapeau ou autre couvre-chef, hormis si vraiment le soleil est agressif, comme c’est le cas aujourd’hui. Pas de lunettes de soleil, peu pratiques pour viser. Il prévoit aussi une poignée de cartes de visite dans la poche de sa chemise, à distribuer à l’occasion aux passants qu’il photographie et qui demandent des comptes. Il n’en a pas encore donné aujourd’hui, d’ailleurs il n’a pas encore photographié grand chose. Le mercredi après-midi n’est pas la meilleure période, souvent des enfants dans les rues, et Stéphane ne photographie pas les enfants. C’est le meilleur moyen de s’attirer des ennuis avec les parents.

Cécile a à peine remarqué les pigeons qui s’égayent autour d’elle, perdue qu’elle est dans ses pensées. Stéphane est content, il a une série de belles photos qui rendront très bien une fois développées en noir et blanc. Avec une très légère touche de bleu, comme il le fait souvent. Ou peut-être de jaune, pour aller avec l’atmosphère des pavés… Il faudra voir. Si elle n’a pas remarqué les pigeons, Cécile a en revanche parfaitement remarqué Stéphane et son objectif… Et c’est maintenant vers lui que son pas décidé se dirige…
S’en suivra près de trente minutes de discussion entre les deux. Il y a tout un mythe qui gravite autour de ce qu’on appelle le droit à l’image, et très nombreux sont les gens qui, comme Cécile, se figurent que le simple fait de ne pas vouloir être pris en photo, peu importe la raison, suffit à leur donner l’autorité nécessaire pour demander au malheureux photographe, comme Stéphane, de supprimer purement et simplement le cliché, et de l’attaquer en justice en cas de refus. Mais ce n’est pas aussi simple.

Comme Cécile est une femme intelligente et Stéphane un homme compréhensif, la discussion s’engage rapidement, courtoisement. Stéphane explique que non, Cécile n’a pas le droit de lui dire de supprimer la photo, et toute tentative de le faire par la force reviendrait à une agression. Ce qu’elle a le droit de faire, en revanche, c’est de s’opposer formellement à l’utilisation et à la diffusion de cette photo. Si Stéphane le fait contre son avis, elle pourra l’attaquer. Mais là encore, rien n’est joué ; le code pénal stipule qu’il est interdit de volontairement «porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui (…) en fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé»Article 226-1 du Code Pénal : [url]http://tinyurl.com/2wlbm24[/url] ; tout est laissé à l’appréciation du juge : si la photo ne porte pas atteinte à la dignité de Cécile, ou ne lui porte pas un préjudice manifeste (financier, moral, etc), il y a de grandes chances pour qu’il n’y ait aucune suite à l’affaire, encore plus si la photo entre dans le cadre d’un projet artistique.
Comme Stéphane est quelqu’un de correct, il explique tout cela calmement à Cécile ; en gage de bonne foi, il lui donne sa carte, avec ses coordonnées. En cas de problème, elle saura contre qui porter plainte. En prime, il note ses coordonnées à elle, afin de lui faire parvenir un tirage de la photo, et si un jour l’occasion se présente, de lui demander l’autorisation d’utiliser la photo, peut-être aura-t-elle changé d’avis ?
Cette petite fiction est ma contribution à un sujet qui a fait, fait et fera encore couler beaucoup d’encre. Le mythe du droit à l’image fait qu’énormément de gens pensent que quelqu’un qui les prends en photo dans la rue va gagner des milliers d’euros sur leur dos ; les rares personnes avec qui j’en ai discuté, l’argent était le thème principal, et il est parfois bien difficile de les amener à admettre que, quoiqu’ils en pensent, ils ne peuvent qu’interdire l’utilisation de la photo, et pas la photo elle-même… Je ne parle pas ici des photos prisent dans des lieux privés, des lieux privés à accès public (gare, galerie marchande, musée), même de la photo dans les espaces publics. Mais pour beaucoup de gens, il n’y a «pas photo» : leur image est la leur, et ils se sentent en droit de crucifier celui qui a le malheur de la trouver digne d’intérêt. C’est parfois dommage !
La photographie de personnes offre des possibilités incroyables, malheureusement il faut bien souvent agir en traitre, car dès qu’on demande à une personne de la photographier, elle prendra instinctivement des poses, des attitudes qu’elle veut se donner, ce qui détruit considérablement le naturel de la photo. Mais si l’on prend les gens à leur insu, le mythe du droit à l’image aidant, ils l’ont généralement assez mauvaise… Alors, que faire ? Photographier en traitre et s’enfuir à toute jambe, passer une heure à expliquer à chaque personne ce que Stéphane a expliqué à Cécile, ou tenter des approches plus subtiles, un savant mélange des deux ? Chacun sa technique, tout dépend du photographe, de son allure générale, de son aisance envers les gens… Mais ce n’est jamais simple… Et c’est parfois dommage !
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